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Catégorie : Sciences et religions
L’élaboration d’une véritable éducation musulmane relative à l’environnement et d’une théologie islamique de la nature ne constitue pas une tâche nécessaire seulement du point de vue des corps sociaux arabo-musulmans. L’enjeu est aussi d’apporter un démenti net aux lectures ultra-réductionniste du Coran qui existent au sein de la communauté musulmane. En effet, trop souvent, dans la pensée islamique d’aujourd’hui, la conscience se trouve prisonnière d’une conception qui réduit la parole coranique à sa dimension juridique et le patrimoine cognitif prophétique (les dits et les faits, hadith, du prophète Mohammed, sur «Lui», la paix et le salut) à sa casuistique. L’une des conséquences de cette lecture est de considérer le Coran comme un quasi Code pénal. Toute la vie du croyant et de la croyante est structurée par le couple de termes hallal/haram, licite/illicite. Une shari’a (loi) prise à la lettre devient le chemin normal, balisé, normalisé, de l’existence sociale et spirituelle. Pourtant, aux yeux du musulman et de la musulmane, le Coran est la parole de Dieu, autrement dit, une parole frappée du sceau de l’infinitude. C’est l’origine divine, précisément, du « dit» coranique, qui devrait nous interdire de réduire nos lectures, de limiter nos commentaires, de fermer les « portes de l’interprétation» (ijtihad). C’est dans la mesure où il ne peut exister de rapports d’identité entre l’infinitude du Coran et la finitude de nos lectures, et donc de nos théologies humaines, trop humaines, que la liberté est possible, et notamment la liberté de conscience.
Dans notre optique, la théologie islamique de la nature n’est nullement une déclinaison secondaire, une production mineure d’une théologie du Coran, ou encore une pensée qui se constituerait après coup. Au contraire, le Coran déploie une puissante vision du cosmos. C’est là, d’ailleurs, l’une des grandes différences avec le christianisme occidental, d’Augustin à Thomas d’Aquin. S’il y a une vision cosmique du Coran, c’est parce que le cosmos, comme création divine, ne constitue pas une collection d’objets neutres, séparés, mesurables. Le «dit» coranique est aux antipodes d’une théorie de l’objectivation qui réduirait les éléments du cosmos aux objets d’un protocole expérimental. Il n’est pas illégitime de désigner cette vision coranique de panenthéiste. Le panenthéisme est une posture de la pensée qui, refusant l’alternative réductrice du dualisme ontologique (séparation radicale d’un dieu créateur et de sa création) et du panthéisme (identification de Dieu et du monde), inclut le cosmos dans l’espace divin tout en sauvegardant la transcendance, la sur-essence divine de toute détermination, saisie, participation. Les montagnes, les rivières, les cieux, les arbres, les étoiles, les animaux et la terre possèdent une dignité (selon leur mode propre et selon leur constitution intérieure), car ils ont une profondeur, une intériorité, un corps de vie, une âme même. Ce n’est pas parce que ces réalités cosmiques sont créées par Dieu qu’elles sont dignes, c’est parce qu’elles sont, d’abord, des ayât, des signes qui à la fois signalent et signent.
Il est significatif et révélateur que ce soit ce même mot ayât qui désigne, dans la langue arabe du Coran, les versets du «dit» divin et les réalités du cosmos. Comme le souligne Abd el-Haqq Guiderdoni (qui est l’un des animateurs de l’Institut des Hautes Études Islamiques, Embrun, France) il y a une proximité et même une analogie créatrice entre l’herméneutique du Coran et la cosmologie. L’herméneute doit être un cosmologue du Coran (le livre saint comme macrocosme) et le cosmologue un herméneute du ciel (le cosmos comme parole de Dieu). C’est la reprise, sur un mode articulé, et non plus juxtaposé, du thème des deux livres de Dieu, la révélation et la nature.
En Islam, le salut est moins linéaire que cosmique et le temps moins une addition d’instants qu’un élan, un process, une hégire. Là, manifestement, nous sommes en terrain néoplatonicien, car le Coran souligne bien que «l’Un» est l’horizon vers lequel nous devons tous faire retour, et l’humain et le cosmique. Un célèbre passage du Coran souligne la position digne des réalités de la nature dans l’économie divine : « En vérité, nous avons proposé un dépôt aux cieux et à la terre, et aux montagnes entre elles, mais ils l’ont refusé et nous l’avons confié à l’homme, mais il s’est montré injuste et insensé », (XXXIII, 72). Si l’insistance de la plupart des théologiens musulmans classiques et modernes sur la seconde partie de ce passage veut attester l’existence d’un humanisme coranique, il ne faudrait pas occulter le fait que celui-ci est étroitement lié à un cosmisme musulman. Dans le regard divin, les cieux, la terre et les montagnes, loin d’être des réalités sans conscience, des objets inanimés, sont suffisamment dignes pour être les partenaires de Dieu dans cette tâche éminemment spirituelle que d’accepter et de sauvegarder le dépôt divin, autrement dit, selon certains commentateurs musulmans, la Connaissance absolue, celle de l’Origine et de la Cause finale, et la fonction de lieu-tenance (principe du califat).
Les débats qui mobilisent de nombreux intellectuels et militants des courants anti-mondialistes et anticapitalistes, comme Vandana Shiva, Mohamed Tahar Bensaada, Mounir Chafiq, Samir Amin, François Houtart, Nicanor Perlas, David Korten, Leonardo Boff, Michaël Löwy, etc., prennent, dans le contexte arabo-islamique, une profondeur et une intensité tout à fait particulières. Si on peut penser comme possible le dépassement de la querelle qui sépare les tenants d’un non-développement et d’une décroissance et les tenants d’un développement alternatif radical et non capitaliste, c’est parce que la conscience doit intérioriser la finitude à la fois humaine mais aussi cosmique, du point de vue des énergies, de la matière, des ressources et des équilibres dynamiques de nos écosystèmes (qui constituent ensemble Gaïa dans l’hypothèse de James Lovelock). Or, la théologie islamique de la nature nous rappelle cette finitude, notamment en soulignant que l’humain n’est pas « propriétaire » de la terre. La vocation de l’humain, dans la perspective musulmane, est moins d’épuiser cette Terre, que de déployer les virtualités créatrices de son infinitude, c’est-à-dire de son intériorité, de son Je.
L’éducation relative à l’environnement, en allant à la rencontre de ce « public nouveau » qu’est la jeunesse et la communauté arabe et musulmane d’Occident, peut aider ses théologiens et ses intellectuels à revivifier ce legs humaniste et cosmique de la tradition islamique, legs dont nous pressentons l’actualité. Cette éducation, liée à une théologie islamique de la nature et la critique sociale du capitalisme, peut être une grande contribution à l’éclosion de la modernité musulmane dont nous avons besoin. Il convient de poser ceci : si la modernité capitaliste entend placer au premier plan les valeurs marchandes, la résistance à celle-ci - au nom d’une modernité alternative, de nature qualitativement différente –veut, au contraire, réenchanter le monde. L’émergence d’un véritable pôle anticapitaliste culturel et d’une théologie islamique de la libération peuvent grandement aider à un dialogue et une convergence entre les luttes du sud et du nord de la planète. En particulier, cette convergence, fondée sur un universel pluriel, pourra faire taire les voix qui, ici ou là, veulent le clash des civilisations. Plus que jamais, nos éducations relatives à l’environnement, théologies de la nature, nos luttes pour une réforme radicale du système-monde et de ses instruments (comme l’OMC,) doivent œuvrer ensemble pour la convivialité des hommes, des femmes, des peuples, des communautés et de la nature, sur cette terre qui est nôtre.