« L'islam est la solution »: c'est le mot maître des acteurs politico-religieux dans les sociétés musulmanes, qu'ils soient dans des espaces majoritaires ou minoritaires comme en Europe par exemple. Devant l'absence d'une modernisation de la régulation du religieux et de réformes politiques, économiques et culturelles, ils bricolent ainsi des réponses peu praticables et peu adaptables à l'évolution du monde moderne. Certes, ces acteurs puisent dans la technique et donnent l'impression d'un modernisme, mais les modes de pensée et de créativité restent accrochés à une certaine conception imagée de l'islam matinal d'où l'absence de toute créativité artistique, littéraire et même spirituelle. Le paraître est le point commun : l'habit islamique, l'Etat islamique, l'économie islamique, l'art islamique… Il y a le monde et l'islamique. Comment aujourd'hui décrier l'hégémonie occidentale et prôner l'hégémonie islamique sur les moeurs, le politique, le social, le culturel et l'économique ? Y-a-t-il une solution possible et féconde ? L'expérience du catholicisme, a maints égards dans l'histoire comparable à l'islam, ne pourrait-elle pas servir d'exemple ?
De la démocratie-chretienne
L'histoire de la démocratie chrétienne est une tentative de réponse à deux crises : la Révolution française de 1789 qui transforme les relations entre l'Eglise et l'Etat et la Révolution industrielle qui crée de nouveaux rapports sociaux et installe de nouvelles dynamiques organisationnelles. La perte de la suprématie politique de l'Eglise entraînera deux réponses : d'une part une réponse « réactionnaire », celle du catholicisme traditionaliste monarchiste puis nationaliste, qui donnera naissance avec l'affaire Dreyfus au courant de l'Action Française avec la figure charismatique de Charles Maurras (1864-1952). Jean Marie le Pen pourra s'en réclamer en partie pendant les élections présidentielles de 2002. Ce parti a été excommunié pour plusieurs raisons par Rome en 1927, entre autres parce que la hiérarchie catholique et Rome voulaient normaliser leurs relations avec l'Etat français après la reconnaissance des associations diocésaines. De l'autre côté une réponse « positive » et au commencement très minoritaire, celle du Sillon, qui va tenter de concilier idéal chrétien et démocratie, et sera à l'origine de la démocratie chrétienne, bien modeste au temps du grand succès médiatique de l'Action française, dressée avec violence contre la Séparation et traitant la République de gueuse... Le Sillon, mal vu de Rome, stipendié par les membres de l'Action française, mal compris dans les milieux catholiques, a progressivement approfondi son influence au sein du catholicisme français. Ce deuxième courant est la lointaine matrice du Mouvement des Républicains populaires qui va représenter les catholiques démocrates-chrétiens en politique après la deuxième guerre mondiale. Le MRP est le premier parti démocrate-chrétien à avoir jamais gouverné en France.. Le meilleur et le plus connu des représentants de cette famille d'esprit est Robert Schuman, le père de la construction européenne. L'ancien CDS et une partie actuelle de l'UDF conservent l'héritage du MRP, qui s'est progressivement affaibli et a fini par disparaître.
La démocratie chrétienne, battue en brèche par le succès du gaullisme auprès des catholiques, n'a pas pu s'imposer dans l'espace politique français. Elle a connu le même sort en Espagne et au Portugal, alors qu'elle est restée un mouvement important en Italie et en Allemagne. Mais son influence profonde dans l'organisation de la société française est encore visible aujourd'hui.
Quels ont été les points forts de l'action démocrate chrétienne ? On pourrait dire qu'à l'anticléricalisme d'antan, les programmes de la Démocratie chrétienne ont répondu par le non-cléricalisme, refusant l'alliance de l'Eglise et de l'Etat, " maintenant l'autonomie de chacune des sphères spirituelles et temporelles ". Ce mouvement a accepté que la loi soit a-chrétienne, qu'elle résulte non du droit religieux mais du suffrage exprimé à travers les instances élues démocratiquement, seules reconnues comme source législative. Une séparation est établie entre la croyance et la gestion de la cité nouvelle très diversifiée, dans le respect des droits de l'individu et de l'intérêt général.
La naissance de la démocratie chrétienne est le résultat du long cheminement dans la laïcisation des institutions et la reconnaissance de la liberté des conscience. La loi de séparation de 1905, stipule que " la République garantit le libre exercice des cultes " et qu'elle reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ". L'Eglise catholique française, attachée au modèle concordataire, avait refusé sous la pression du Saint-Siège les conséquences de cette loi sur sa propre organisation. Il faudra attendre 1924, et ce, après plusieurs années de réflexion juridique et de relations diplomatiques, pour que s'organise le culte catholique sous forme d'associations diocésaines, respectant le cadre associatif de 1905 et en même temps l'organisation territoriale et hiérarchique de l'Eglise catholique.
La démocratie musulmane ?
Peut-on comparer l'évolution de la pensée politique musulmane avec ce qui précède ? L'islam sunnite majoritaire ne connaît pas de hiérarchie religieuse, mais les textes fondateurs, Coran et tradition prophétique ont une présence centrale, c'est le corps des foukahas (jurisconsultes) qui sont les garants de la normativité religieuse selon l'orthodoxie religieuse, des règles d'ijtihades (effort de raisonement et d'interpretation) ont été établi au cours des siècles. Les modes d'organisation politiques se basaient jusqu'au début du 20 ème siècle sur le modèle de l'empire khalifal qui administre toute la oumma musulmane.
Or, La chute en 1924 du Khalifat Ottoman va créer un vide politique et religieux, dans lequel l'Etat-nation prend la relève politique et où le pouvoir religieux sera disloqué. Les religieux musulmans seront confrontés à deux difficultés : reconstruire le Khalifat et sortir de la dépendance économique, scientifique, culturelle et sociale de l'Occident. La nostalgie à rétablir le système khalifal va alimenter l'idéologie des mouvements religieux et principalement la confrérie des Frères Musulmans, la matrice de la plupart des mouvements politico-religieux contemporains. Leur but sera de rétablir l'état islamique et reconstituer l'unique communauté islamique. Ce mouvement crée par Hassan El Banna dans les années 1920 s'est développé à la fin des années 40 mais a été durement réprimé dans les années 50 et 60. Depuis, il essaye de rentrer dans le jeu politique en tant que parti politique tout en affirmant que toute réforme doit passer par l'islam. L'influence intellectuelle des Frères Musulmans sur les nouveaux mouvements politico-religieux est indéniable, la philosophie de base restant celle de l'établissement d'un Etat islamique à l'image magnifiée de l'Etat des khalifes orthodoxes. De toute évidence, nous sommes dans une réponse politique par l'Islam, globale et « réactionnaire », qui peut être comparée au mouvement réactionnaire catholique du XIXème siècle français.
Avec l'expérience turque, la naissance du parti égyptien Al Wassat dirigé par un dissident des Frères Musulmans, les transformations que connaît aujourd'hui le parti marocain Justice et Développement sommes-nous devant les prémices du passage d'un islam globalisant qui régule la vie politique et religieuse, à un islam gardien des valeurs universelles faisant la distinction entre le temporel et le spirituel, à la manière des penseurs de la démocratie-chrétienne ? Le code de la famille marocain a été récemment adopté par le Parlement, c'est la première fois que dans ce pays un texte religieux devient un texte du droit positif, donc susceptible de réajustement.
La famille démocrate-chrétienne a permis aux catholiques de sortir de l'impasse de la réaction politique et également de la réaction religieuse et elle a grandement contribué à sortir l'ensemble de l'Eglise catholique de sa position réactionnaire sur beaucoup de questions. Serait-il possible de prévoir la même chose pour les nouveaux partis musulmans ?
Qu'est ce que nous rencontrons dans le monde de l'islam ? Un monde désorienté dont le développement intellectuel et scientifique végète depuis plusieurs siècles. La page de l'empire musulman sera tournée avec la chute du Khalifat ottoman, l'action de certains réformistes essayera de rétablir ce khalifat, cause perdue, elle se basait sur un mythe et un système politique archaïque, autoritaire et expansionniste. Les mondes arabe et musulman vont entrer dans une période de colonialisme (1830-1962), le sentiment religieux sera un élément essentiel dans les mouvements de libération. Ce sentiment ne sera pas accompagné d'une prise de conscience de l'évolution du monde et des nouvelles forces qui l'animent.. Le discours religieux va devenir un discours apologétique nostalgique des premiers siècles de l'islam et de l'Andalousie perdue. Il sera tantôt utilisé comme bouclier contre les mouvements de gauche nouvellement implantés avec la vague soviétique tantôt comme régulateur de la vie religieuse.
La volonté d'exprimer sa pensée politique à travers le champ religieux dénature ce dernier et l'implique dans les aléas très fluctuants de la politique, il n'est plus ce champ universel où l'on peut se ressourcer et partager dans le respect. Ne voir dans le religieux que le côté normatif le rend rigide et figé dans des règles établies pour un espace et un temps donné. Le champ religieux est appelé à reformuler ses priorités et ses terrains d'élection. Dans le monde moderne, son apport est principalement spirituel en appelant à la vie et à la paix dans le respect des différences et des cheminements. En faisant une séparation entre la normativité et l'essence spirituelle de la religion, il rejoindra ainsi d'autres mouvements ayant mis l'humain au centre de leurs préoccupations.
De nombreuses questions qui se posent aujourd'hui à la pensée musulmane peuvent trouver leurs réponses en redéfinissant les champs de la gestion religieuse et de la gestion de la cité à savoir principalement l'égalité des sexes, la liberté religieuse et la place du normatif..
La grande difficulté des musulmans est l'absence de structures permettant une diffusion d'une pensée libérée de l'idéologie. Le discours politisé de l'islam étouffe l'expression de la pensée musulmane qui a toujours fait la distinction entre le politique et le religieux. Longtemps, le discours autour de l'islam a été récupéré par des mouvements à finalité politique. La majorité des musulmans est dans cette tradition de distinction.
Le processus de l'institutionnalisation du culte musulman de France est en train de définir les champs d'action du culte et les relations avec l'Etat. On chemine à petits pas, mais sûrement, vers une sécularisation du culte, cette sécularisation est accompagnée d'un changement des mentalités et des modes de réflexion et de raisonnement. Le cas français pourra donner des exemples de régulation du culte musulman à l'Europe voire au monde de l'islam qui est à la recherche d'une adaptation de la pratique religieuse au monde moderne.
En France, la laïcité offre d'innombrables possibilités à une pensée musulmane libre et libérable des pouvoirs politiques. La France peut être un laboratoire d'une sécularisation de l'islam et offre ainsi d'autres horizons. Les responsables religieux musulmans sont-ils capables de percevoir cette opportunité et de mener un travail sur le discours, les concepts véhiculés et la nécessaire réforme de la formation des acteurs religieux ? Sans cet effort, ces aspirations resteront des voeux pieux. L'espoir est fort malgré tout dans les nouvelles générations, mariant leur identification à la laïcité et invitant à un regard plus objectif sur l'Islam et sa spiritualité humaniste prônant une culture de paix.