L’islam industriel, musulmans et musulmanes dans l’industrie automobile
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- Écrit par SEZAME
- Catégorie : Société
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1- Sociologie des ouvriers croyants : vers une monographie de l’Islam à PSA Peugeot Citroën :
Un renouvellement des études sur le monde ouvrier s’est ouvert d’ailleurs avec la publication en 1995 de la misère du monde de Pierre Bourdieu faisant la place « aux gens de peu » comme l’écrivait Pierre Sansot. Des romans autobiographiques allant aussi dans ce sens nous plongent dan le milieu ouvrier en crise avec « Daewoo », le roman de François Bon paru chez fayard en 2004 et « Carnet d’un intérimaire » de Daniel Martinez paru en 2003 chez Agora pour ne citer qu’eux. Mais, on s’est fort peu intéresser aux croyants et aux pratiques religieuses dans l’espace professionnel et le monde ouvrier souvent considéré comme strictement neutre, laïque, compétitif et hiérarchique. Or, la sociologie parmi les ouvriers ou le sociologue à l’usine est une tradition des années 1970 inaugurée probablement par Alain Touraine dans les usines Renault dans les années 1950. La littérature et la sociologie ont toujours décrit l’usine comme ce lieu dichotomique et paradoxal. L’usine est d’abord un lieu clos, fermé régi par des règles internes de nature carcérales ou policières frisant parfois la dictature : interstice social entre des hiérarchies dirigeantes et des classes laborieuses, forces motrices d’une production de masse. C’est un lieu qui, comme le rappellent les citations introductives, consomme les matières premières autant que les hommes, leur temps et leur vie sous le rythme implacable de la chaîne de production de plus en plus compétitive et sous les coup de butoir des lois du marché mondial. « L’usine, c’est la prison. On y entre un jour pour en ressortir vieux et usé sans avoir connu aucune liberté dedans ou dehors...encore et toujours les tournées et la chaîne qui nous bouffe» nous dit Nanard. Une hiérarchie infinie structure et symbolise l’ordre des choses par un jeux d’oppositions entre statuts marquant la distinction ( ) entre les individus : Les cols bleu (ou gris) et les cols blancs, les femmes et les hommes, les ouvriers et les agents de maîtrise, les gens normaux et les travailleurs handicapés... c’est la logique du rapport de domination que la lecture marxiste a cristallisé. L’usine c’est aussi, comme l’ont noté nombre d’études dont celles de Renaud de Sainsaulieu ( ) par exemple, le lieu de la diversité et de l’expression des cultures ; les relations entre les travailleurs sont souvent fusionnelles ; mais contre le pouvoir est valorisé le collectif comme refuge et protection selon cet auteur. Les relations entre ouvriers sont marquées par cette grande richesse affective. En témoignent les surnoms que nous avons recueillis nous même tout au long de cette enquête : L’américain, Abdel, Sergent Garcia, CRS, Evreux, Balladur, Hassan II, Nanard, Momo, Pupuce, soldat, Z’oreille, Canaque, Kardech, Tunisien...autant de surnoms, sonorités multiculturelles et bigarrure de sobriquets faisant référence à la ville ou au pays d’origine, au faciès ou à la corpulence, à la sympathie ou à l’amicale moquerie. Surnom charriés par une même quotidienneté monotone et répétitive : celle de l’usine.
L’islam est venu très tôt donc s’inscrire de manière négociée dans les entreprises qui comptaient beaucoup de travailleurs immigrés maghrébins notamment suite aux nombreuses grèves des années 1982 à 1984 organisées pour la dignité et contre les licenciements. C’est là qu’apparaît une demande d’islam déclinée essentiellement en ouverture de salle de prières et d’aménagement des pauses en période de jeûne du mois de ramadan, comme le rappelle Gilles Kepel dans son ouvrage de 1987 sur les banlieues de l’islam. La grève de 1982 ira ainsi dans le sens de l’encouragement de mesures en faveur des salariés immigrés. Le récit de Driss, un ouvrier à la retraite est éclairant à ce sujet ( ) sur cette période : « Puis vinrent les licenciements (...) On croyait qu'il y avait un espoir. Ils ont dit : c'est pas grave, virez les immigrés, ils votent pas. Ces gens-là, on en a besoin pour le travail. Après, on les jette.» Driss se souvient de la saillie du Premier ministre Pierre Mauroy, en visite au Maroc, dénonçant des grévistes manipulés par les islamistes. «Moi, je ne faisais pas de prières ; mes copains, oui. Mais intégristes, on ne savait pas à cette époque ce que cela voulait dire. Ils ont donné beaucoup d'importance à ce mot. » Puis Driss se rappelle de «l'arrivée du FN» et, avec lui, la nouvelle stigmatisation des immigrés. Les pères sont retombés dans le silence. « Leur vie, ç'a été boulot, dodo. Ils ont toujours ignoré leurs droits. Pendant les vacances, ils ramassent leurs valises et prennent le train. ». La rhétorique islamiste est née à cette période peu après l’avènement de la République islamique en Iran en 1979 en arrière-fond de l’accession de la gauche et de la crise économique sur laquelle va surfer le FN. Les syndicalistes maghrébins furent souvent affiliés à des mouvances islamiques politisées dont ils étaient les agents en Europe. Les choses ont évoluer et il nous est apparu intéressant de tenter une approche sommaire du fit religieux dans l’entreprise auprès des musulmans de citoyenneté française, voire des convertis (3 ont été rencontrés) pour tenter de mesurer comment l’islam et les musulmans vivaient leur foi dans une entreprise où leur présence est historique.
2- Marqueurs corporels islamiques dans l’entreprise ou le regard pacifié sur l’islam
Il est remarquable de voir dans le brouhaha et le va et vient incessant et infernal de bus, de voitures et de piétons qui entrent et sortent le nombre important de musulmans qui affichent ostensiblement leur appartenance religieuse sans soulever de désapprobation manifeste : filles ou femmes voilées, hommes à longue barbe, jeunes hommes à la tenue de culture islamique (habit pakistanais, tuniques du Maghreb ou d’Arabie Saoudite), petite toque, voire habit traditionnel africain et calotte musulmane afférente. Il est aisé de reconnaître dans l’aspect vestimentaire l’affiliation idéologique ; il est manifeste, et nos entretiens semblent le confirmer, que les hommes musulmans qui portent barbe et habits dans l’espace de l’usine se définissent et se reconnaissent comme « salafiste », terme problématique que nous définirons par islam ultra-orthodoxe. Ils ont souvent le crâne rasé ou le cheveu porté très court avec une barbe proéminente et fournie, une tunique et le pantalon à la hauteur des mollets.
Les jeunes filles interrogées n’ont pas caché leur intérêt pour la mouvance salafiste : « sympathisante mais pas militante » nous a dit Khadija (en ferronnerie). Rachida, qui porte une voile hors des ateliers et qui noue un turban une fois devant la chaîne de production des véhicules Peugeot 206 et Peugeot 1007 « regrette ces divisions idéologiques inutiles qui divisent les musulmans à une moment ou ils doivent se serrer les coudes ». Mena, une ouvrière de 45 ans, originaire de Trappes, dit que depuis 5 ans l’idéologie salaf a gagné du terrain dans les Yvelines et que l’on voit de plus en plus de jeunes hommes arborer l’habits à la mi-mollet qui leur est emblématique et d’ajouter très vite « mais aussi y’a que ici, à Peugeot qui accepte ces musulmans en barbe ou en voile, j’ai jamais vu ça ailleurs (...) c’est une chance pour Peugeot car ils sont souvent sérieux, Amin, un salaf de Sartrouville qui travaille avec nous au ferrage est comme ça, eh, alors.... et c’est bien pour eux car ils peuvent avoir un travail et être comme tout le monde : se marier, s’acheter, voiture, sinon, ils pourraient être pire (...) ». La présence de ces marqueurs religieux de soi dans l’espace de l’entreprise semble profiter d’une tolérance qui contraste avec l’acceptation limitée que leur fait l’opinion publique depuis l’adoption de la loi sur les signes ostentatoire à l’école publique en Mars 2004. Nous sommes loin ici de la laicité de combat selon l’expression de Jean Baubérot. Mais la majorité des musulmans interrogés nous ont dit n’appartenir à aucune mouvance ou association musulmane particulière mais fréquenter plus pou moins assidûment les mosquées à la prière du vendredi quand leur emploi du temps de travail le leur permet. Ils se disent volontiers « indépendant mais c’est normal que je suive mon pays (le Maroc) pour le 1er jour de ramadhan » nous dit Ali, 22 ans. Plus rares ont été ceux qui nous ont avoué appartenir au mouvement Tabligh, justifiant par deux arguments leur aisance à travailler dans l’industrie automobile : « la non promiscuité sexuelle » (dans les vestiaires, les espaces collectifs, dans l’usine) et « la non discrimination » au regard de leurs origines ou de leur aspect physique (habits ou faciès). Rappelons à cet effet que les salariés en charge du recrutement qui sont confrontés à ces filles voilées ou hommes portant barbe et habits ont garanti veiller systématiquement au respect du principe d’égalité des chances et de non discrimination à l’embauche. Le site du groupe automobile nous dit même que le traitement des candidatures est conforme aux dispositions de l’accord sur la diversité et la cohésion sociale dans les entreprises.
Cette spécificité du regard pacifié sur « le musulman industriel » semble devoir beaucoup à l’historicité de l’islam dans l’usine et aux luttes revendicatives des ouvriers maghrébins dès les années 1970 pour le droit de pratiquer la religion musulmane en toute liberté et respect en vertu de la charte des Droits fondamentaux. Le sentiment de reconnaissance de soi et de ce qui compose la personnalité revient dans plusieurs entretiens où sont évoquées les facilités que l’usine octroient aux musulmans. En effet, sur les site de l’usine PSA Peugeot Citroën qui s’étend sur plusieurs hectares et plusieurs bâtiments, on compte au moins 5 salles de prières que nous avons visitées (une ou 2 par bâtiments). Il semblerait qu’au total, il s’agisse de 7 lieux de cultes disséminés dans l’entreprise. Les musulmans les plus anciens dans l’entreprise ont droit « naturellement » à leur « pause » prière à chaque moment rituel comme d’autres prennent une pause « café » ou la sempiternelle « pause cigarette ». Il faut cependant préciser qu’une différence existe entre les statuts d’ouvriers musulmans en présence : Les travailleurs musulmans au statut plus précaire qui ont été interrogés (CDD, intérimaires) notamment les plus jeunes, avouent difficilement à leurs collègues leur foi. De même que plusieurs d’entre eux ont eu du mal à confesser faire une pause « prière » sous couvert d’une pause « toilettes » pour ne pas être « montrer du doigt ou (pour ne pas) se faire remarquer ». « Je prie des fois dans le vestiaires vite fait alors que j’ai dit que j’étais au toilettes, je préfère dire ça car je suis pas encore embauche (CDI) » Abdesselam, 36 ans. D’autres encore ont dit : « Quand je serai en CDI, je ferai comme les autres musulmans, je ferai ce que je veux....si je veux aller faire la salat (prière) » nous dit Jamel, 34 ans. Nous ne sommes pas assez avancés pour parler de prosélytisme islamique, son importance et ses figures mais il semble assez net qu’il existe et que des conversions ont lieu au sein de l’entreprise.
3- L’entreprise à l’heure de l’islam :
Organisées en tournés de 2 x 8 heures, de 5H30 à 12H50 ou de 12H50 à 19H50, les périodes de travail comptent à Poissy également des équipes de nuit 22H50 à 5H30, une équipe de jour et une du week end. Ce qui frappe immédiatement le regard de l’observateur posté aux entrée de l’usine, à la mi journée, au moment de l’impressionnant chassé-croisé des travailleurs venus de toute l’Ile de France, et de plus loin (Dreux, Orléans, d’Evreux) par navette Peugeot spécialement affrétées, par les transports publics (SNCF, RATP) ou venus par leur véhicule personnelle, c’est immédiatement la sur représentation des immigrés d’origine Nord Africaine, particulièrement Marocains, et des jeunes de la même origine comme nous le disions plus haut. Mais le temps à l’usine est souvent scandé par des temps ritualisés répétitifs : salutations (salamalikoum, alikoum assalam pour les musulmans) par les mains qui se serrent à l’arrivée comme au départ (« il faut saluer tout le monde c’est la politesse ici et c’est le respect, normal, tu vois » Mounir, 29ans »). Les pauses repas-café chronométrées relativement de 13 et de 8 minutes ainsi que les salutations de fin de services forment les trois grands moments ponctuant le service de la tournée. Par contre l’écoulement du temps non ritualisé (hors des 3 temps « bonjour- pause repas - au revoir ») est très souvent consommé en échanges verbaux sur un registre langagier machiste, raciste où allusions sexuelles ou homosexuelles, vulgarités viriles et échanges de quolibets de toutes sortes sont de mise. Dans ce panorama sexualisé, vulgaire et machiste, l’identité musulmane arborée en prend pour son grade et voilà le musulman qualifié de qualificatifs tels que « le barbu », « Allahouakbar », « Chef ramadan » etc...sans jamais que ces appellations en soient diffamatoires. Il est intéressant d’observer que l’islam est considéré à ce titre sur un pied d’équité avec les autres identités en jeu au sein du collectif des ouvriers partageant un même service de chaîne.
Durant le ramadan, un service particulier est mis en place. Les musulmans ne pouvant pas s’arrêter de travailler car ne déjeunant pas, il reste en chaîne pendant que les « non musulmans » prennent leur pause. Le service s’ethnicise alors d’une manière flagrante. Musulmans à la production, les autres en pause et vice versa. Mais au moment de la rupture du jeûne, une pause spécialement dédiée aux musulmans est octroyée...les non musulmans l’appellent « pause ramdane ». A l’heure de la rupture du jeûne auquel nous avons insisté plusieurs fois, c’est une frénésie qui gagne les employés et tout spécialement les musulmans. Sont apportés alors encas, pâtisseries orientales, eau, café, thé à la menthe, dattes le tout dans un arrière fond sonore d’appel à la prière en arabe sortant du haut parleur d’une téléphone portable, posé sur la table, et muni d’une radio FM réglé sur Radio Orient. C’est dans un silence relatif où solidarité et partage font communier ces musulmans relativement jeunes (25 ans en moyenne). Le taux de pratique s’avère peu élevé parmi les plus jeunes alors que les « anciens » sont souvent regardant sur les heures de prière et l’assiduité à les pratiquer à l’heure, au vu et au su de tous. Sommaires, les salles de prières sont sobrement décorées et toutes composées de deux parties : la première, tapisse entièrement est réservée à la prière. On y trouve, un ou 2 coran, des chapelets, un ventilateur et une lumière blafarde au néon. La seconde partie plus petite, est réservée aux ablutions lustrales (lavabo, serviettes, parfum). Elles nous ont permis de mesurer par l’observation le degré de pratique qui est de l’ordre de 20 à 30% pour la prière et de 99% pour le jeûne de Ramadan. La mosquée (VOIR PHOTO) qui a été notre lieu d’observation à la prière du soir, pendant la pause « Ramdane » nous a permis de noter que le comité d’entreprise a fait déposer en 2005 au début du mois de jeûne, et dans chaque salle de prière de l’usine, des boites de dattes et une calendrier musulman sponsorisé par Peugeot, ce qui est remarquable (VOIR PHOTOS). Le CE organise, vend ou facilite aussi les voyages vers les pays d’origine à des prix défiant la concurrence ; il peut aider également au rapatriement des corps des défunts dans le pays d’origine en s’octroyant les services d’un imam et organiser le voyage à la Mecque. Le lien entre syndicalisme et leadership est flagrant à tel point que l’association de la mosquée pavillon de Poissy est dirigée par un ancien syndicaliste de PSA d’origine marocaine. D’ailleurs les leaders syndicaux ou chefs d’équipes d’origine maghrébine sont souvent coopté par la hiérarchie pour jouer le rôle de « médiateurs et de leaders religieux », malgré eux, devant indiquer à leur co-religionnaires les heures de prières ou de rupture de jeûne dans l’entreprises.
Il est intéressant de voir par conséquent comment il existe bel et bien un « temps islamique » dans l’usine. Il serait d’autant plus intéressant de voir comment l’espace public tel que le définit Habermas est négocié dans le monde professionnel de l’entreprise considérée ici, et de nous demander pourquoi cette négociation des valeurs de l’espace laïcisé pose moins de problèmes que dans l’espace public social ?
Conclusion :
Avec Renaud Sainsaulieu, concluons sur cette enquête sommaire et préalable qui demande à être approfondie en disant comme lui que « firmes, administrations ou milieux professionnels ne sont pas seulement soumis à des contraintes d'organisation, mais également d'innovation, lesquelles sont parfaitement contradictoires » comme c’est le cas avec l’application des facilités pour l’exercice du culte chez Peugeot Citroën depuis les années 1980. Sainsaulieu poursuit « L’entreprise, généralement critiquée, en tant que lieu de domination, par la sociologie du travail est ici conçue comme une institution, comme un lieu d'intégration et de dynamique collective », nous partageons largement ce point de vue. Il parait clair à la présentation de la manière dont les musulmans et musulmanes vivent leur foi au sein de cette entreprise (indépendamment des problèmes de discriminations qui existent bel et bien) que les normes régissant l’islam dans l’entreprise sont en avance sur celles de l’opinion publique ou de la société civile. D’où la nécessité de sortir enfin du débat stérile entre laïcardie et cléricardie, selon l’expression de Emile Poulat, pour dépassionner un débat qui a entouré le vote de la loi sur le foulard. L’expérience de la gestion du fait religieux islamique en entreprise semble pouvoir apporter des éclairages intéressants de ce point de vue. Comment alors l’expérience de l’islam en milieu industriel pourrait elle être transposée à la société civile ? Là est toute la question. Au moment où l’on fête le centenaire de la loi de séparation de 1905, tentons de remettre le culturel et le cultuel au coeur d’un processus du vivre ensemble.