Réduire le halal à une gamme alimentaire est un raccourci de langage. Ce mot d’origine arabe n’est pas réductible à une définition descriptive. Pour tenter d’en définir les contours, on utilise généralement une formule négative : halal est ce qui n’est pas haram, c’est-à-dire ce qui en islam n’est pas interdit, impénétrable ou sacré. Halal serait donc équivalent à permis, accessible aussi bien qu’à profane. L’épithète s’applique à toutes les actions humaines (telle ou telle action est halal). Par extension, le substantif halal (le halal auquel je supprime l’italique) est venu à désigner un mariage musulman (faire le halal), ou bien une nourriture halal et enfin plus récemment le commerce, le secteur halal qui organise la production et la circulation des produits religieux islamiques. En France, l’usage du terme halal s’est répandu depuis une trentaine d’années pour désigner en particulier une viande issue d’un animal sacrifié selon le rite musulman (cf. encadré 1). La progression du commerce halal n’a pas été soudaine. La présence de boucheries halal est attestée depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle au Royaume-Uni et en France, date des premières immigrations de musulmans venus des empires coloniaux. Les immigrations familiales des années 70 ont entraîné une première expansion du commerce de viande halal, mais c’est avec les deuxième et troisième générations issues de l’immigration musulmane des années 90 que l’on observe une visibilité accrue des signes halal, et notamment en dehors des quartiers traditionnellement réservés aux immigrés. Ce phénomène n’est ni uniquement européen, ni seulement un produit de l’immigration. On estime que le commerce halal est l’un des plus dynamiques du monde (cf. encadré 2) en particulier du fait de l’accélération des échanges alimentaires entre les continents. Les pays musulmans importateurs de denrées alimentaires exigent désormais des certificats halal pour les produits qu’ils importent de pays non musulmans. En Europe et en France en particulier, la communication ou l’incommunication autour de ces produits a joué un rôle dans ce phénomène de visibilité accrue. Les récits sur la fausse viande halal se sont multipliés dans la presse, nourries par et suscitant de contagieuses polémiques. L’association de sujets politiquement sensibles (la santé publique et les maladies liées à la viande : ESB, dioxine, fièvre aphteuse, aujourd’hui grippe aviaire et la présence étrangère en France) explique sans doute que le sujet passionne, mais l’absence de définition incontestée du halal, l’incapacité des autorités religieuses à s’entendre sur une définition favorisent certainement la circulation des rumeurs. Pourtant, dès le début des années 90, l’Etat, motivé par un souci d’ordre public — et plus officieusement par des intérêts économiques mal calculés — a tenté d’organiser ce marché de la viande halal pour finalement se retirer très rapidement devant la sensibilité politique du projet mais surtout devant l’hostilité économique des opérateurs de l’industrie française de la viande1. Ceux-ci avaient déjà commencé à organiser des circuits de dégagement de marchandise de second ordre pour les circuits halal. Quelques années plus tard, l’Etat est interpellé cette fois-ci par des élus, des associations, des institutions scolaires qui G Gs’inquiètent de la montée des communautarismes et de l’islamisme radical que préfigureraient selon eux les demandes de viande halal dans les lieux publics. Les affaires de viande halal à l’école et les difficultés dans les lieux d’éducation de faire face au radicalisme religieux2 déplacent le problème précédemment confiné à la sphère économico-communautaire vers la sphère publique et politique. Mais c’est de l’extérieur des frontières nationales que viennent les plus fortes pressions. Le marché halal se globalise et se des-ethnicise, devenant un instrument, un relais, une expression matérielle de l’islam mondialisé. Les produits halal traversent les frontières, résistant à toute assignation culturelle. Ceci n’est pas pour déplaire aux néo-fondamentalistes, pourrait dire Olivier Roy3, mais cela donne surtout un avantage à certaines industries multinationales alimentaires qui font autant d’économie d’échelle qu’ils homogénéisent leur production. Les fast food jouent un rôle dans la déculturation du halal, permettant son évasion hors des espaces communautaires jouant sur l’illusion d’un melting pot qui ne serait pas américain mais en serait une sorte de double monstrueux face à l’impérialisme alimentaire de la mal bouffe. Il faut dire que l’industrie du fast food a eu le champ libre. En Europe, les fast food ont été les premiers à parier sur le développement d’une consommation halal de masse chez les jeunes quand celle-ci était soit purement niée, soit attribuée à un comportement religieux ostentatoire passager. Les géants de la distribution lorgnent depuis peu ce nouveau marché et cherchent encore comment communiquer sur le halal. Le marketing ethnique modernise des traditions culinaire culturelles, mais ne sait pas traiter des phénomènes religieux aculturés. Pour la grande distribution, mettre en valeur la culture arabe ou turque traditionnelle manquerait d’atteindre la cible des deuxièmes générations maghrébines et turques qui veulent précisément s’en émanciper ; ne pas le faire, ce serait peut-être se priver d’une non négligeable consommation non-musulmane en recherche d’exotisme et d’une opportunité d’accroître l’acceptabilité sociale des produits halal. La fonction identitaire de l’alimentation dans un contexte favorable au choc des civilisations rend difficile le choix d’une stratégie de communication sur le halal satisfaisante pour les uns et pour les autres. Quand on sait le rôle primordial que joue la grande distribution dans la mise en place de label et de systèmes de traçabilité, on peut s’interroger sur la capacité des acteurs de la production halal à s’entendre sur un label halal unifié sans l’aide des distributeurs.

L’Islam à la table de la République : un problème de droit de la consommation

L’absence de système de réglementation d’un label halal pose de nombreux problèmes et d’abord celui de la confiance des mangeurs. Dans nos sociétés démocratiques européennes, ceci ne constitue pas une question morale mais une question de droit de la consommation, droit garanti aux citoyens par les institutions nationales et communautaires sur le marché unique européen. En particulier, les droits des consommateurs de choisir et d’être informés ne sont pas des principes philanthropiques ou de tolérance mais des conditions du bon fonctionnement de la concurrence sur le marché5. Il n’est pas fortuit que les distributeurs usent de façon croissante de terminologie consumériste pour anticiper ou orienter les caractéristique de la consommation. Les thèmes de la santé, de la vérité sur les produits sont des arguments de vente particulièrement efficaces depuis les différentes crises alimentaires européennes et des prolongements stratégiques du principe de précaution conçu pour protéger la sphère politique. Mais pour que le droit de la consommation s’applique effectivement il faut que s’instituent des lieux de négociations permettant aux consommateurs de peser face aux intérêts politiques et économiques. Or, dans le cas du halal, les rares associations de consommateurs sont en réalité de petites structures directement liées à des entreprises productrices. Tant que les intérêts ne sont pas clairement identifiés, tant que la division des responsabilité n’est pas établie entre les différents opérateurs et consommateurs de la chaîne alimentaire de la fourche à la fourchette, le droit de la consommation ne trouvera pas d’espace pour s’exercer. Cette confusion au niveau de la sphère productive empêche l‘exercice du droit de la consommation, mais est-elle simplement un effet de la concurrence économique ? Répondre positivement reviendrait à supposer une autonomie de la sphère économique par rapport à la sphère sociale. Or l’économique est enchâssé dans le social. Les stratégies de communication publicitaire basées sur l’image du produit nous le montrent tous les jours : qu’est-ce donc que l’image du produit sinon un travail sur son acceptabilité sociale ? Les difficultés de communication sur le halal, évoquées plus haut ont plusieurs causes : d’abord l’idéologie d’une polarisation islam/occident, avec ses deux extrêmes en miroir l’islamisme et l’impérialisme qui les fait apparaître comme mutuellement exclusif l’un de l’autre. A cela s’ajoute — et la critique est plus redoutable particulièrement en France — la crainte d’une atteinte à la laïcité républicaine. L’Etat respecte-t-il les principes relatifs à la loi 1905 sur la laïcité s’il autorise ou même organise l’approvisionnement en viande halal dans les lieux publics comme les prisons, les hôpitaux, l’armée et les écoles ? Ne va-t-on pas favoriser un modèle communautaire éclaté en répondant favorablement aux demandes alimentaires spécifiques ? Au delà de l’identité alimentaire, il y a les lieux de prise alimentaire. Les communautés pourront elles s’asseoir à la même table ? L’Islam à la table de la République pose un problème nouveau non pas que la demande soit inédite (la communauté israélite avait déjà posé le problème et obtenu que la viande de porc ne soit pas servie aux enfants juifs, la viande casher étant servie dans les écoles privées de confession juive) mais parce qu’elle est récurrente dans toutes les couches de la société, formulée par des familles musulmanes qui ne peuvent être taxées de néo-fondamentalistes. Par ailleurs, la consommation halal hors des établissement publics est massive. Comment ignorer la nourriture communautaire lorsque dans certains quartiers de banlieues on n’a déjà plus d’autre choix que la boucherie halal ? A l’Ecole on apporte deux réponses : soit une fin de non recevoir, soit à l’inverse l’organisation d’un approvisionnement exclusif en viande halal. Le sociologue Omero Marongiu soutient cette seconde position la justifiant ainsi : « est-ce que le fait de dire : je ne veux pas manger hallal » a vraiment du sens ? Parce que cela signifierait que la nourriture hallal entraverait le régime alimentaire des personnes concernées, ce qui n’est pas ici le cas » (in Dounia Bouzar, op cit., p. 105). Le halal comme plus petit commun dénominateur des communautés ? Cela ne tient pas. D’abord la communauté sikh, même très minoritaire en France, accepte la viande non halal mais s’interdit en principe toute consommation de viande halal. Ensuite, comme l’ont montré les anthropologues de l’alimentation le rapport à la nourriture n’est jamais uniquement un rapport de consommation à un produit, mais à tout un processus de production et de transformation qui donne son sens à la nourriture ingérée (l’importance symbolique de la cuisine de maman). Si le halal a du sens pour les musulmans, il est également chargé de sens pour les noèn-musulmans. Les deux groupes établissent une frontière pour des motifs divers, la comparaison s’impose alors, la frontière est mobilisée par des références identitaire qui n’attendent qu’un terrain propice pour se matérialiser, d’où une polarisation des préférences. Pour conclure, l’islam à la table de la République est un problème d’avenir qui mérite toute l’attention des acteurs concernés. Dans une société consumériste, on ne fera pas l’économie d’un débat généralisé sur les relations entre tolérance républicaine vis-à-vis des religions et droit (com munautaire) de la consommation

Le signe halal signifie-t-il sacrifié selon le rite musulman ?
Halal appliqué à l’alimentation inclut les viandes abattues en abattoir industriel par un sacrificateur habilité par une des trois mosquées agréées par l’Etat. Mais, par extension il désigne également les produits carnés et non carnés qui ne contiennent ni alcool ni porc, ni aucun de leurs dérivés.

Que veut dire sacrifié selon le rite musulman ?
Cette expression paraît confuse. Deux termes sont impropres : les interprétations islamiques ne réfèrent pas à un sacrifice s’agissant de la consommation quotidienne et l’acte d’égorgement ne constitue pas dans ce cas un rite stricto sensu mais s’accordent simplement sur le fait que pour être licite une viande doit provenir d’une bête licite tuée par retrait de son sang. La réglementation sur l’abattage a entériné cette terminologie impropre du sacrifice rituel musulman en usant du terme de sacrificateur et de l’expression abattage rituel sans réelle concertation avec les responsables religieux. Des enquêtes auprès de consommateurs4 ont montré qu’ils étaient nombreux à confondre abattage sacrificiel à l’occasion de l’Aïd el Kebir et abattage pour la production industrielle de viande halal destinée à une consommation courante. Pour eux la viande halal serait toujours issue d’un sacrifice artisanal. Ainsi le procédé halal serait plus naturel aux yeux de ces consommateurs que le procédé de production de viande non halal. Les enquêtes dans les abattoirs montrent que la viande halal provient d’un abattage industriel en tout point comparable aux autres. Les seules différences résident dans l’absence de méthode d’étourdissement préalable à la saignée de l’animal dans le cas du halal (mais ceci n’est pas toujours le cas), et la présence d’un musulman de réputation (appelé sacrificateur par la réglementation) au poste d’abattage. La question de l’étourdissement préalable à l’abattage divise les pro et les anti-abattage rituel. Procéder à un étourdissement préalable à la saignée de l’animal permettrait d’alléger la souffrance animale. Cette version du législateur, fondée sur de nombreuses études vétérinaires est cependant fortement contestée par des associations juives et musulmanes qui en s’appuyant sur d’autres études scientifiques prétendent que les méthodes religieuses sont les moins douloureuses.

Le halal en chiffres

On manque de données d’ensemble sur l’économie des marchés halal en France. Des nombres circulent mais ne sont pas clairement sourcés. On retiendra quelques chiffres clés qui donnent une idée du développement et des potentialités quasi infinies de ce commerce. L’abattage rituel Monde 1,8 milliard : c’est le nombre estimé de consommateurs musulmans répartis dans 112 pays. Le marché mondial des produits halal était estimé en 2001 à 150 milliards de dollars américains par an (estimation rapport pour le ministère de l’Agriculture du Canada). Des études plus récentes font état d’un marché de … En France Sur une base de 4 à 5 millions de musulmans, en 1995, le ministère de l’Intérieur estimait à près de 350 000 tonnes le marché halal national tous produits confondus. En considérant une consommation musulmane moyenne de viande bovine par an et par personne de 30 kg, une étude commanditée à la même époque par le ministère de l’Agriculture estimait la demande musulmane de viande bovine halal à 120 000 tonnes/an et, en considérant une consommation ovine de 20 kg/an (trois fois supérieure à celle des non-musulmans), une demande ovine halal de 80 000 tonnes/an. Aujourd’hui, selon des fonctionnaires de l’agriculture, la production halal française s’élèverait à 800 - 900 000 tonnes équivalent carcasse par an dont une partie seulement s’écoulerait dans les circuits halal, l’autre partie étant vendue en circuit conventionnel non halal. Finalement, il pourrait y avoir plus de viande halal vendue en circuit non halal que de viande non halal dans les circuits de distribution halal, cela est particulièrement vrai pour le secteur ovin. Les boucheries En 1995, Mission Agro-Développement estimait de façon imprécise le nombre de boucheries halal en France entre 800 et… 8 500 boucheries musulmanes. A la même époque, la Mosquée de Paris proposait le chiffre plus vraisemblable de 11 800. Dix ans après, on peut estimer que ce nombre a doublé, sinon triplé dans certaines zones. Les produits 100 % des produits alimentaires, pharmaceutiques ou cosmétiques, pourraient avoir leur version certifiée halal. S’agissant des produits non carnés, le label halal ne certifie pas un mode de fabrication, mais garantit l’absence, dans le contenu du produit, de substances carnée ou alcoolique. La Malaisie est le pays le plus avancé dans la halalisation des produits de consommation, il est possible de s’y approvisionner en eau halal. Les consommateurs Plusieurs études contiennent des indications relative à la consommation halal. Certaines s’intéressent au respect des tabous alimentaires, d’autres plus explicitement aux pratiques de consommation de produits halal. Elles ne mesurent pas la même chose. Parmi les premières, on peut citer l’enquête de Tribalat6, le rapport de Geisser et Finan7, ainsi que celui de Brouard et Tiberj8. Les secondes sont des études de sociologie de la consommation portant sur des régions ou des groupes particuliers9 ainsi que des études de psychologie sociale10. A l’exception de l’étude de Tribalat, la plus ancienne, toutes ces études montrent que les musulmans, pratiquants ou non, sont majoritairement respectueux des prescriptions et interdits alimentaires relatifs aux produits carnés. L’attachement aux produits halal était déjà attestée avant les années 2000, il semble s’être renforcé sous l’effet d’une offre plus abondante, plus abordable et plus attractive, en particulier chez les plus jeunes. L’islamolibéralisation du halal par la consommation séduit les plus jeunes qui peuvent ainsi se réapproprier positivement cette expression rébarbative qu’utilisaient leur parents pour cadrer leur conduite dans la société d’accueil. Ils affirment ainsi qu’ils n’ont plus besoin de ces frontières culturelles et qu’ils entendent participer de l’universel qu’en France, au nom de la République, on valorise si souvent à leurs dépens. A travers le halal se joue une compétition entre l’universel consumériste et l’universel républicain.


1 • Bergeaud-Blacker, Florence (2001). La viande halal peut-elle financer le culte musulman ? Le Journal des Anthropologues (84). 2 • Cf. Bouzar, Dounia (2006). Quelle éducation face au radicalisme religieux ? Paris, Dunod. 3 • Roy, Olivier (2002). L'Islam mondialisé. Paris, Seuil. 4 • Enquête réalisée par l'auteure à Bobigny et en région parisienne dans le cadre d'une étude sur le droit et la consommation halal commandée par l'association Les Amis de la Médina, avec des subventions du Fasild Ile-de-France. 5 • Le droit à l'information est un des droits fondamentaux du consommateur et un facteur de développement d'une concurrence loyale et saine. Livre premier du Code de la Consommation. Loi n° 93-949 du 26 juillet 1993 relative au Code de la consommation. 6 • Tribalat, Michèle (1995). Faire France. Paris, La Découverte. 7 • Geisser, Vincent. Finan. Khadija, 2001. L'Islam à l'école. Une analyse sociologique des pratiques et des représentations du fait islamique dans la population scolaire de Marseille, Montbéliard et Lille. Paris, IEHSI. 8 • Brouard, S. ; Tiberj. Vincent (2005). Rapport au politique des français issus de l'immigration. Paris, Cevipof, Sciences Po. 9 • BERGEAUD-Blackler, F. Bonne, K. (2006). D'une consommation occasionnelle à un régime halal : quelles conséquences sur la santé ? Migrations Santé : revue trimestrielle d'étude et de recherche sur la santé des migrants. 10 • Bonne, Karijn ; Verbeke, Wim, (2006). Muslim consumer's motivations towards meat consumption in Belgium : qualitative exploratory insights from means-end chain analysis, Anthropology of Food (06).