Saddam et les masques de Doujaïl
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- Écrit par SEZAME
- Catégorie : Point de vue
Première scène éloquente. Saddam à l’intérieur d’une maison, assis sur un canapé. Une femme vient vers lui et lui tend un verre d’eau qu’il refuse de la main. La femme est surprise mais n’insiste pas. Elle ne propose même pas de goûter l’eau devant lui... Deuxième scène, encore plus terrible. L’attentat contre son convoi vient d’avoir lieu. Saddam harangue la foule. «Les balles des assassins n’arrêteront pas notre pays», clame-t-il. En contrebas, des jeunes en rangs, bras dessus, bras dessous, dansent, le buste haut, les pieds levés, les chevilles inclinées mais surtout, le visage inquiet. Troisième scène. Saddam s’adresse à des suspects alignés par son escorte. «Je n’ai rien fait, ô mon président. J’ai été un soldat loyal», l’implore un vieux. «Je n’ai rien fait, je jeûnais», bégaie un jeune. «Séparez-les... et interrogez-les», ordonne Saddam. La caméra capture alors l’insupportable: le masque hagard de ceux qui devinent soudain qu’ils vont mourir.
On connaît la suite. Une centaine de civils arrachés à leurs foyers pour être exécutés. Des hommes, des femmes, des enfants torturés. Les parents des suspects déportés ou parqués dans un camp à la frontière avec l’Arabie Saoudite. Et, plus accessoire, mais hautement symbolique, des dizaines d’arbres sciés et des vergers totalement dévastés. Voilà pourquoi Saddam a été jugé. Pour ces condamnations à mort dont il a revendiqué l’entière responsabilité lors d’une audience en mars 2006.
C’est d’ailleurs pour cela que le «Tribunal spécial irakien» a choisi ce dossier pour le juger - très bien «conseillé» en cela par l’armada de juristes américains dépêchés en Irak depuis son arrestation. Les preuves existent-des condamnations à mort signées de sa main-, les témoignages étaient faciles à recueillir, et, surtout, il n’y a, dans ce drame, aucune responsabilité directe des Occidentaux. Rien à voir avec le gazage des Kurdes de Halabja en 1988 ou le massacre des populations chiites en 1991 après la fin de la guerre du Golfe.
On devine la réticence de l’administration Bush à faire juger Saddam pour des crimes dont les armes employées-en l’occurrence des gaz chimiques-lui ont été fournies par ses amis de l’époque: les Etats-Unis, la Grande-Bretagne mais aussi l’Allemagne. C’était le temps où Donald Rumsfeld, que l’on accueille aujourd’hui encore à bras ouverts, ici et là, dans le monde arabe, se rendait à Bagdad pour serrer la main du président irakien. Ces rencontres ont été filmées et photographiées mais les habitants du Kansas ou du Missouri n’en ont jamais entendu parler.
De même, il faut rappeler que les chiites ont été massacrés en 1991 parce qu’ils se sont soulevés à l’appel de Bush père, lequel-pour des raisons qui n’ont jamais été clairement expliquées-les a abandonnés à leur triste sort. Finalement, juger Saddam pour ses crimes, c’est, quelque part, juger aussi l’Occident. «Saddam Hussein a été condamné à mort pour un crime commis alors qu’il était notre allié», relève ainsi Robert Fisk, journaliste britannique qui fait honneur à la profession.
Peut-on parler de justice à propos de ce procès qui vient de se terminer ? La réponse est bien évidemment négative. Des témoins empêchés de s’exprimer, des avocats de la défense abattus, des juges écartés au prétexte de leur complaisance avec les accusés, tout cela ne fut que parodie orchestrée à partir de Washington. Un spectacle pitoyable voulu par le «libérateur-occupant» qui, on va le croire, jure que ce n’est que coïncidence si le verdict du procès est tombé quarante-huit heures avant les élections législatives américaines. Plus c’est gros et plus ça passe ! Remarquez, il est plus simple de condamner à mort Saddam Hussein que de capturer Ben Laden... Retour à CNN. Un républicain jubile: «Avec cette condamnation à mort, le monde sera plus sûr, affirme-t-il. Les efforts du président Bush portent leurs fruits. La Libye a renoncé aux armes de destruction massive et l’Algérie a vaincu les terroristes». Sans commentaires. Si, un seul: il s’agissait avec ce procès de juger un criminel. Cette fumisterie en fait déjà un martyr.
Quelques semaines après la fin de l’invasion américaine en Irak, j’ai publié un article évoquant le Nichibei, c’est-à-dire l’amélioration inattendue des relations entre les Etats-Unis et le Japon quelques années à peine après la fin de la Seconde Guerre mondiale. J’y expliquais-ô scandale pour certains confrères-que, se basant sur leur expérience japonaise, les Américains avaient, malgré le caractère illégal de leur guerre, la possibilité de gagner les coeurs des Irakiens en s’employant à leur offrir confort, sécurité mais surtout aussi justice.
Mais l’ont-ils voulu ne serait-ce qu’un instant ? A l’heure où l’on compte au moins 1.000 morts irakiens par semaine et où l’on devine que l’hyper-puissance est tentée, soit de diviser le pays en trois zones-qui existent déjà de fait - soit de le confier à un régime fort-c’est-à-dire, pour dire les choses crûment, à un nouveau Saddam (mais pro-américain)-on réalise que ce procès qui vient de s’achever n’est finalement qu’une preuve supplémentaire du gigantesque échec des Etats-Unis.
Une aventure néo-coloniale qui a très mal tourné. Un fiasco que, d’abord l’Irak et les Irakiens, mais aussi le monde entier, n’ont pas fini de payer.