En 1956, dans un Maroc nouvellement indépendant, le parti de l'Istiqlal fonde un hebdomadaire en langue française. Débats sur les grands projets de la nation, trait d'union avec l'ancienne métropole… Histoire d'un journal confronté aux affres de la politique.
En mars 1956, l’indépendance recouvrée, le Maroc peut laisser libre cours aux activités journalistiques. Le parti de l’Istiqlal, dont l’existence légale est reconnue par le Manifeste de l’indépendance du 11 janvier 1944(1), est alors libre de faire paraître à nouveau l’hebdomadaire rédigé en français dont Abderrahim Bouabid avait été le premier directeur.
Ne disposant que d’un seul organe de presse Al Alam, rédigé en arabe et fondé en 1946, le parti de l’Indépendance souhaite instaurer un dialogue franco-marocain indispensable à un respect mutuel. La formule est simple mais l’intention sincère et motivée, comme en témoigne la première ligne de l’éditorial du nouveau journal, en date du 12 octobre 1951 : "Ce journal, que nous publions en langue française est destiné en tout premier lieu au lecteur français". Il s’agit également d’une contre-offensive aux attaques injustifiées portées par la presse française circulant au Maroc. Cependant, les émeutes des Carrières Centrales, bidonville de Casablanca, en décembre 1952, mettent rapidement fin à cette première tentative.
Quarante-quatre années après la signature du traité de Fès (30 mars 1912), Al Istiqlal nouvelle série reparaît, rappelant le combat mené pendant le Protectorat et réaffirmant son ambition : "Nous reprenons le flambeau, à une heure décisive, alors qu’une partie de nos objectifs est atteinte grâce à l’action de Sa Majesté le Roi et de notre parti … Une équipe de Marocains et de Français va tenter de faire de ce journal le véhicule des principes qui conduisent les nations vers le bonheur et la paix, en faisant partager notre liberté reconquise à tous ceux qui voudront joindre leurs efforts et leur peine pour bâtir ce pays sur des bases nouvelles"(2).
Plusieurs personnalités de haut rang dont des Français libéraux(3) cautionnent voire contribuent à cette nouvelle publication. Le Sultan Mohammed V n’hésite pas à se prononcer en faveur de cette démarche : "Il faut que votre journal soit digne de son titre. Il faut qu’Al Istiqlal soit le trait d’union entre les Français et les Marocains et un instrument de compréhension, de rapprochement, d’entente et d’interpénétration entre Français et Marocains"(4).
Trois directeurs occupent officiellement la direction de l’hebdomadaire marocain entre 1956 et 1963, année de sa disparition : M’Hamed Boucetta, de mars 1956 à septembre 1957 ; Mehdi Ben Barka, de septembre 1957 à juin 1958 ; enfin Mohamed Lyazidi, d’août 1958 à août 1963.
M'Hamed Boucetta se voit donc attribuer en mars 1956 la responsabilité de relancer le journal et d’y exposer les principaux "chantiers" que son parti doit affronter dans ce Maroc depuis peu souverain. L’élaboration d’une politique nationale adaptée aux attentes de la population et d’une politique internationale prenant en considération le contexte de la Guerre Froide, s’avèrent être prioritaires. Ainsi, des articles sur le parachèvement de l’union nationale, un projet de réforme agraire et l’affirmation d’une diplomatie marocaine condamnant la politique colonialiste, prennent place au sein des premiers numéros.
Avant la fin de l’année 1957, Boucetta quitte la rédaction afin de se consacrer à sa nouvelle fonction : Chef de cabinet du ministre des affaires étrangères, Ahmed Balafrej.
L’hebdomadaire est alors confié à Mehdi Ben Barka. Le contenu du journal s’enrichit d’études plus modernes, adopte un ton proche du socialisme, tandis que sa pagination passe de 12 à 18 pages. L’équipe rédactionnelle est rajeunie et un changement d’orientation politique saillant s’opère. Force est de reconnaître que le parti de l’Istiqlal, fort de ses 1,5 million d’adhérents(5), réunit des groupes sociaux différents. Par conséquent, se détachent peu à peu une aile "modérée" et une aile "progressiste", qui obtiennent raison de l’homogénéité istiqlalienne des lendemains de la déclaration de la Celle-Saint-Cloud(5).
La scission dont s’émancipe l’Union Nationale des Forces Populaires intervient publiquement en janvier 1959 tandis que l’éviction de Ben Barka s’effectue en juin 1958, son option progressiste ayant rencontré une forte opposition au sein du parti.
Son remplaçant à la tête de l’hebdomadaire, Mohamed Lyazidi, est choisi pour ses positions traditionalistes. Sa nomination reflète la reprise en main du journal par l’aile conservatrice. Des modifications d’orientation politique sont notoires, comme en témoignent les critiques ouvertes adressées au gouvernement Abdallah Ibrahim, constitué en 1959. Après les décisions prises par le parti de boycotter les élections municipales et communales de juillet 1963, Al Istiqlal cesse de paraître. La soif du pouvoir aura eu tôt fait de la raison d’être initiale du journal.
1/ Manifeste qui préconisait la réforme dans le colonialisme et le choix d’un système démocratique.
2/ Al Istiqlal, 30 mars 1956.
3/ P. Parent, P.A. Martel, C. Julien…
4/ Al Istiqlal, 30 mars 1956.
5/ Le 2 mars 1956, la France reconnaît l'indépendance du Maroc par la déclaration de la Celle-Saint-Cloud.