C'est toi qui vois le plus adapté Destins croisés, paroles de retraités immigrés en France
Omar Samaoli


Toute réécriture d’enquête de terrain, retranscription d’entretiens ou d’interviews et de surcroît encore lorsqu’il s’agit de traduire des propos tenus dans une langue à une autre (de l’arabe vers le français, parfois de ni totalement arabe, ni totalement français, vers quelque chose d’audible est une entreprise très délicate.

Comment concilier alors, le souci de rendre perceptibles des propos intimes, le souhait d’anonymat auquel tiennent souvent les interlocuteurs et l’apport d’éclairages, pour une amélioration ou simplement pour une prise en compte de ces réalités ambiantes évoquées, sans faillir à ces multiples exigences ?

Sans mépris aucun, il devient presque banal de dire, que lorsqu’un immigré “ se raconte “, ses propos sont légitimement intimes, mais aussi répétitifs; produit d’un parcours et d’une histoire singulière; confusément anonymes et/ou similaires à tant d’autres parcours. Aussi et bien que portés d’abord par cette question de la vieillesse, nos entretiens pouvaient difficilement échapper, à un flot de paroles, situant ce que les gens estiment déterminant ou capital à leurs yeux.

S’il est une originalité encore à reconnaître aux propos des gens tenus sur eux-mêmes à ce stade de leur parcours d’immigrés et dans l’immigration, c’est cette liberté du ton et la manière de se dire sans détours et sans les mailles d’une censure/ réserve psychologique qu’on s’imposait familièrement. C’est petit à petit lorsque l’échange ne repose ni sur la crainte d’un quelconque jugement ou réprobation de l’interlocuteur ; lorsque des clés culturelles mobilisées de part et d’autres opèrent une sorte de connivence et une mise en confiance, que les gens acceptent volontiers de se dire et de se raconter. L’intérêt strictement gérontologique s’est trouvé souvent bousculé par la densité des témoignages et devant l’envie de dire sa vie à sa manière, dans les étapes chronologiques de son choix et somme toute dans ce que les gens considèrent comme leur vérité sur leurs parcours de vie. Rien n’est plus insupportable que cette pitié naïve ou ce misérabilisme souvent déversés sur les gens et les installant en reliques expiatoires.

Un propos total, mais des voix multiples. C’est comme cela que nous proposons de rendre compte de quelques moments d’écoute. On trouve ici, pèle mêle, la perception de l’immigré par lui-même, sa condition et d’autres thématiques constitutives de la vie quotidienne. Une sorte de répertoire à partir duquel “ on aime se raconter “; dire sa vie, la sienne propre et celle des autres : La famille, les enfants, la parenté, le pays d’origine.

Le ton des conversations devient souvent plus solennel, plus grave et plus indigné surtout, pour parler de la maladie, de la conception de la misère immigrée, de la honte, du malheur, du destin, ou bien encore comment on peut ou non, être un retraité immigré et enfin du lieu où doit finir la vie et de quelle manière on souhaite reposer en terre.

Une déclinaison en règle, d’un éventail thématique et somme toute des petits bouts de vie avec leur charge de bonheur et de malheur aussi et qui ne procède aucunement d’une quelconque “ mise en scène “, dans une sorte de sociologie de la catastrophe, par laquelle on cherche à s’allier la compassion, mais probablement d’une prise conscience de ce qu’est devenue la vie, ce que sont devenus les gens à partir de ces changements statutaires importants.

L’oreille attentive à ces propos saisira sans aucun doute le lieu comme l’enracinement culturels dans chaque propos, une sorte de déclinaison entre immigration et pays d’origine, le ici et là-bas et peut-être encore cette solidité des liens permanents. Le manque de doigté politique l’appelle le retour, nous y voyons pour notre part un voyage permanent, indifférent à l’actualité et souvent à sa brutalité contextuelle.


Qu’est-ce qu’un immigré ?

Un immigré n’a pas le droit à la faute, n’a pas le droit à la maladie, n’a pas le droit de s’amuser. Il doit toujours répondre présent et ne jamais dire ça va pas. Pas de café, pas de copains, tout ça apporte des problèmes (...). Mon dossier est vierge, (ils) te l’ont montré. J’ai le droit à la médaille de l’homme tranquille et sans histoires.

Moi, je représente ma famille, mon pays, ma religion, je dois être bien en tout, sans faute quoi (...).

Je suis venu en France, pour gagner mon pain et le pain de mes enfants et non pas pour avoir du plaisir (...).

Le plaisir, tu peux rigoler un coup, blaguer un peu, mais au fond de toi, tu es toujours triste. Moi, mon plaisir, c’est quand je suis dans ma maison, avec mes enfants. Je ne pense plus à rien. J’oublie l’immigration, le froid de cette région, les ordres, mais ça passe toujours trop vite et je suis obligé de revenir ici et tout recommence.

Tu peux vivre ici tant que tu veux, tu es toujours de passage, comme les pigeons. La France, ce n’est pas ton pays et ce n’est jamais ton pays.

J’ai tout perdu dans ce pays, j’ai même perdu ma peau, elle est partie comme ça. Qui va me la rendre ?

A la fin, tu te demandes, si tu ne meurs pas par un accident dans ton usine, ou chez ton patron, tu deviens comme un ballon de foot qui n’est plus gonflé. Il ne sert à rien, il lui manque la force, comme moi maintenant (...). Lorsque la gazelle tombe malade, même les chats…. C’est ce qui nous arrive aujourd’hui.

Avant, je faisais des efforts, j’achetais de beaux vêtements. Tous les dimanches, j’étais propre, bien rasé et tout, mais personne ne le voit. Maintenant, (ils) te disent, tiens, il est sale comme un....

Je ne veux plus sortir du foyer, pour ne rien entendre de tout ça (...), avec tout ce que tu vois à la télévision, avec tout ce qu’ (ils) disent sur les immigrés, tu commence à avoir peur, tu te méfie de tout le monde (...).

Quand mon père est mort, je suis devenu le responsable de toute la famille: Ma mère pour ne pas la laisser seule. Mes sœurs, il fallait leur trouver un destin. Mes frères, il fallait les surveiller, pour qu’ils ne tournent pas comme des voyous. Les plus jeunes, il fallait leur apporter le pain tous les jours et en plus j’ai ma femme et mes enfants, qu’il faut nourrir.

C’est pour tout ce monde que je suis parti (...). On doit changer avec (eux), qu’ils prennent ma place et moi la leur et on va voir s’ils ne vont devenir des immigrés eux aussi.

Tous mes frères sont chez eux, au pays, il n’y a que moi, qui vis comme un corbeau (...). C’est vrai, tu peux regarder, ils sont souvent ensemble, mais c’est chacun pour soi.


Al ralta lakbira:

J’ai fait la faute de faire venir ma femme ici. Mes enfants sont tous nés en France et aujourd’hui, je suis comme même dans le foyer, tout seul.

Je suis rentré ici, quand j’ai perdu ma femme. Elle est morte ici, en France et j’ai été obligé de la ramener dans (son) pays, tout ça ce n’est pas facile.

Ce n’est pas que de l’argent, c’est le moral qui prend un coup aussi. Rien qu’avec ça, tu deviens plus vieux avant les autres.

Je passais avant dans ce quartier et je me disais, ce n’est pas possible, ils ne vont pas vivre toute la vie comme ça (...). Maintenant, je suis comme eux, je ne dis plus rien.

J’ai fait une deuxième faute. Je me suis remarié dans mon pays (...), mes enfants étaient petits, il fallait quelqu’un pour s’occuper d’eux (...). J’ai fais venir ma femme avec moi. Elle n’est pas restée longtemps en France (...), elle a encore sa carte de séjour, elle a le droit de venir chez moi, mais elle vit chez ses parents au pays. (...).

Obligé, pas de logement, le climat ici, les gens, mes enfants qui étaient encore chez moi (...), elle m’a demandée de retourner au pays (...). C’est bien comme ça, elle n’est pas toute seule.

Moi ma faute au contraire, c’est de ne pas avoir fait venir mes enfants auprès de moi, quand ils étaient encore petits. Maintenant, c’est trop tard pour moi. On les voit les immigrés à la télévision, C’est tous des voyous, tu ne peux plus rien dire à ton fils ou à ta fille, sinon ils claquent la porte (...).

Il vaut mieux la faute, il vaut mieux de dire qu’ils me manquent, que d’être obligé d’aller les voir en prison ou comme des clochards.




Les enfants:

Quand tu fais le compte, tout ça c’est zéro (...). Mes enfants sont tous ici en France, mais chacun sa vie, chacun ses problèmes, on ne se voit plus (...).

Ce n’est pas une vie ça, j’ai onze enfants, il n’y a que deux filles qui sont parties. Elles sont mariées dans la famille (attention !), mais tout le reste est encore chez moi, dans ma maison. Alors, qu’est-ce que je fais moi ici ?

Tu as parfois comme un caillou sur ton cœur. Tu ne peux pas le dire ici. Tu le gardes au fond de toi parce qu’il est lourd. Tu ne peux pas le dire aux autres, ils vont dire que tu es fou ou bien ils vont dire que tu es malade.

Des fois, je n’ai même pas envie de dire que j’ai des enfants (...), tu fais toute ta vie et tu es obligé de tout recommencer à zéro. Mais tu ne peux pas oublier ta vie, ta famille (...), moi, j’ai toujours mon livret de la mairie sur moi, ils sont tous dedans (...). C’est tout ce qui me reste, des noms et de vieilles images, mais ça ne soulage pas beaucoup.


La maladie:

J’ai comme un contrat avec la maladie (...); depuis mon accident, je ne fait que voir les médecins. Tout mon argent y passe, je connais tous les médecins d’ici, mais je suis toujours malade.

Je ne peux pas rentrer comme ça, chez moi. Ils ne vont pas comprendre ce qui m’arrive (...). Je veux la loi. Et après si Dieu le veut, je peux même leur laisser mon passeport.

J’ai laissé tout mon argent dans les médicaments (...), des fois, je suis obligé de faire l’avance, de ne pas envoyer mon mandat au bon moment (...). Que vont croire les plus petits ? Ce n’est pas bon pour un vrai père.


Les médecins:

(...), à mon avis, un bon médecin, c’est celui qui “ comprend “ ce que tu dis. J’en connais beaucoup ici, je suis tout le temps chez eux, ils sont gentils, mais tu ne peux pas tout lui dire.

Les médicaments, toujours des médicaments, mais des fois tu veux autre chose, tu veux dire ta vie (...). La vie, ce n’est pas avec les médicaments que tu va la soigner, c’est avec le bonheur. Tous ceux que tu vois, s’ils te disent qu’ils sont heureux, c’est des menteurs


La misère:

La misère, ce n’est pas l’argent. C’est quand tu travailles longtemps, comme un soldat et à la fin tu n’a rien (...).

Dégage! (ils) vont te dire. Tu ne sers plus à rien, même pas à ramasser la merde des chiens dans la rue (...). Est-ce que c’est juste ça ?

C’est maintenant que tu viens me demander comment ça va ? Il est trop tard pour moi et pour beaucoup de ceux que tu vois ici, on ne sert plus à rien (...).

Tu peux écrire ce que tu veux et à qui tu veux, c’est toujours du papier. C’est du papier qui ne sert à rien. Le seul papier qui est valable, c’est l’argent et pour avoir l’argent, il faut la loi.

Dis au Gouvernement, il y’en a marre, on est dans la merde et personne ne s’occupe de toi.

Quand tu regardes ce que tu touches aujourd’hui et tes fiches de paie, tu te dis, ils sont fous; c’est maintenant que j’ai besoin de beaucoup d’argent, pour dépanner ma famille et mes enfants (...).


La honte et le malheur:

(...), il faut toujours payer des coups à boire ici, pour trouver quelqu’un qui veut aller avec toi à la Caisse et des fois tu ne trouves personne. C’est des Musulmans ceux-là ? C’est des Arabes? C’est tous des s...!

Tu peux mourir, il va regarder d’abord s’il n’y a pas quelque chose à prendre, avant de dire à ta famille, que c’est fini pour toi.

Ce n’est pas la honte ça? Tu veux parler à ta femme et t’es obligé de demander à un autre de faire le numéro pour toi (...), on ne sait ni lire, ni écrire, ce n’est pas la faute de mes parents, c’est la faute de la vie.

Tu gardes les choses pour toi, comme dans un puits, rien ne doit remonter, mais des fois, ça soulage de dire.

(...) Les gens comme moi, ceux qui ont fait la guerre, ils donnaient leur vie, s’il le faut, pour trois choses , tu es encore jeune pour le savoir, ça ne s’apprend pas à l’école, ces choses là: Ton bien (al Melk, pas autre chose), des enfants, tu dois les venger s’ils leur arrive malheur, ta femme (sauf ton respect), tu dois même tuer pour elle (....), est-ce que je peux faire tout ça moi, je ne vois rien, je ne commande plus rien, tout est loin, je ne suis que la caisse d’épargne.

(...) le malheur, ce n’est pas le chauffage, ce n’est pas la télévision, même que tu es obligé de la regarder quand (il) veut parce qu’il met la grille (paraît-il) contre le vol. Le malheur, c’est que tu ne peux rien faire de ce que tu veux, ni ici, ni avec tes enfants.

Tu deviens comme un soldat qui a déserté. Tu pars et tu ne laisse rien, qu’est-ce que tu mérites alors ? La prison, comme dans l’armée (...) et nous, notre prison, c’est ici, c’est ce que tu vois.


Le destin:

Tout est question de pain, où il t’a été destiné. Le mien, c’était ici, j’ai comme même de la famille à ici, mais c’est Dieu qui a voulu, tu ne fais rien sans la volonté de Dieu.

Tu as peut-être l’âge de mon fils et je dois avoir honte de te le dire, mais nous conversons en confiance, ce n’est pas grave (...). Des fois je pleure dans ma chambre, je pleure mon destin, je me dis qu’est-ce que je fais ici ? Il n’y a pas de réponse, c’est ça le destin, tu ne peux pas lui échapper.


La cohabitation:

(...), quand je suis venu en France en 1963, le plus grand de mes enfants, je ne voulais pas le laisser là-bas. Je me suis dis, je vais le faire venir en France, avec moi. Il va aller à l’école et habitera avec moi. (...). J’ai toujours eu un logement chez mon patron. Nous vivions alors ensemble, je m’occupais de tout, il devait juste travailler pour lui.

(...), il me respectait beaucoup, il ne fumait même pas devant moi (...), mais moi, avec mon caractère, je changeais souvent de travail et chaque fois, il devait venir avec moi. Pour son école, ce n’était pas bon, mais c’est la vie qui le voulait, (...), il n’est pas mauvais aujourd’hui, il travaille dans l’automobile.

Quand tu viens en France, tu veux tout réussir et nous dans le temps, on voulait que nos enfants soient quelque chose.


Etre retraité ou non:

Moi, je ne suis pas un retraité. Je n’ai pas la vie d’un retraité, je suis un immigré. Il n’y a pas de retraités ici, il n’y a que des immigrés, (...), ici, tu passes ta vie à demander ton compte.

Le retraité, c’est celui qui ne fait rien. Il dort jusqu’à onze heure du matin et même pour son mandat, le facteur fait tout à sa place.

Nous, on est debout comme les coqs et le soir dans ton lit, tu ne peux pas dormir.

Je ne vois pas le temps passer, je m’occupe avec la radio (...), je fais mon devoir de bon musulman, quelque fois que la mort frappe à ma porte sans prévenir (...). Je ne me fais pas de souci, où que tu sois, tu ne peux sortir que les pieds devant.

Rien ne manque Dieu merci, sauf les yeux, je ne vois rien et ce n’est même pas la peine pour moi de retourner au pays. Je suis parti très jeune, je n’ai même pas eu d’enfants qui vont demander après moi (...).

Tu ne dois pas écouter tout ce qu’ils te disent, ils vont te dire n’importe quoi (...). Ici, c’est comme un arbre, il y a des branches qui sont bonnes et des branches qui sont pourries.

(...), je ne manque de rien, on me fait mes courses, on m’aide à descendre à la Mosquée.

(...), ils me respectent ici, parce que je suis vieux, pourquoi aller ailleurs où je ne connais personne ?

La maison de retraite, ce n’est pas bon pour moi, c’est pour ceux qui n’ont plus rien, qui vont vivre comme des clochards, ils sont bien là-bas peut être.

Pour tout te dire, on a toujours peur de ce qu’ils donnent à manger. Tu ne peux pas faire tes prières et manger n’importe quoi. J’ai besoin d’un endroit propre pour faire mes prières (...), tout ça tu ne peux pas le trouver là-bas.

Ici, j’ai mes habitudes, personne de rentre dans ma chambre et je sais qu’elle est propre.


La mort:

Si Dieu me (la) montre et qu’il me laisse le temps de m’organiser et de faire les choses, je vais trouver quelqu’un de confiance (tu ne peux dire ça à tout le monde) et lui demander pourquoi, je dois rentrer chez moi dans un carton pour deux millions de francs. Cet argent, tu peux le donner à ma dernière, c’est plus juste; moi, c’est trop tard, tu peux me mettre où tu veux, il ne m’arrivera plus rien.

(...). La terre de Dieu est grande, tu peux mourir où tu veux, ce n’est pas la place qui manque.

(...), peut être qu’il serait bon moi de mourir dans mon pays, c’est surtout pour mes enfants et pour ma femme. Sinon personne ne viendra sur ma tombe.

(...), j’ai eu de bons copains français au boulot, ils ne m’ont jamais laissé tomber. Si je dois mourir avec eux, dans le même cimetière, on va peut être rire encore un coup, qui sait ? Mais comme même, je veux qu’on respecte ma religion.

(...), tu n’a pas le droit de mourir (chez eux). C’est la loi des musulmans qui le dit (...). Tu ne peux mourir que là où tu es né.


(...). Tu es musulman, tu restes musulman, même que tu sois un immigré. Tu n’a pas le droit de mourir ici.

(...). Si tu n’a pas d’enfants, tu n’a pas de famille, tu peux mourir où tu veux, mais tu ne peux pas faire comme les autres, tu dois respecter l’habitude de ton pays.
Post-scriptum : Ce condensé de propos n’a rien de scientifique et ne prétend aucunement l’être, c’est juste le regard des gens sur eux-mêmes livré avec le seul souci de lui avoir été fidèle.