Le racisme entre l’énigme et l’Histoire
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- Écrit par SEZAME
- Catégorie : Dossier, les enjeux de l'intégration
Au pays de la Révolution française, le racisme paraît non seulement injustifiable mais constitue une énigme anthropologique inexplicable. Comme si le discours universaliste émanant des Franciliens du XVIIIe siècle concernait certes le citoyen de la République ainsi que le mythique «bon sauvage» rêvé par Rousseau, mais aucunement les populations réelles d’outre-mer dûment soumises, celles-ci, à la traite et/ou à l’exploitation durable et «civilisatrice» des colons.
Mais en quoi l’histoire coloniale a-t-elle à voir avec la question des banlieues et de ses jeunes, demandera-t-on à juste titre ? Le lien est direct mais il est en fait occulté. C’est l’objet d’un déni, celui d’une absence criante dans l’historiographie officielle. A l’école primaire et secondaire, les jeunes Français évoquent de manière superficielle et allusive l’histoire coloniale. Comment légitimement prétendre qu’il s’agit d’une histoire périphérique quand elle s’étire tout le long du XIXe siècle et une bonne partie du XXe siècle ? Comment ne pas voir de filiation entre cette histoire «sensible», refoulée – parce que l’universalisme français y fut mis entre parenthèses – et les habitants des quartiers sensibles qui s’originent dans l’émigration des ex-colonies et qui ont été sciemment concentrés – pour ne pas dire mis au ban - dans l’espace périurbain?
Lorsque le ministre de l’Intérieur, confronté en 2004 à un nombre phénoménal de profanations de lieux de culte et cimetières juifs et musulmans, mandate le médecin humanitaire Jean-Christophe Rufin pour établir un rapport sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, son diagnostic est sans appel. Il recommande et applique un traitement différentialiste de cette «lutte» au sein de la République. Face aux diverses formes de racisme, le Rapport Rufin1 va s’attacher à établir un traitement asymétrique dans la prévention, la dissuasion et la répression du racisme et de l’antisémitisme. Tout est mis en oeuvre par exemple pour faire une distinction quasi ontologique entre judéophobie et islamophobie. Derrière cette dichotomie d’approche, on comprend que le travail mémoriel a été entrepris vis-à-vis des citoyens de confession juive et des atrocités commises à leur encontre, mais pas encore s’agissant des Français dont le passé se mêle au fait colonial.
Pour comprendre la grille d’analyse du Rapport Rufin, encore faut-il savoir que son auteur, brillant essayiste et écrivain, est l’esprit visionnaire de l’Empire et les Nouveaux Barbares2, une théorie sur l’humanité contemporaine, dont la puissance explicative est sans commune mesure avec la version « fast-culture » du «choc des civilisations». «Le semblable est égal, le différent est inférieur», insiste Rufin qui fait du différentialisme un enjeu géopolitique.
Rufin distingue d’un côté l’empire (le monde occidental, mûr, riche et repu) et, d’autre part, les terrae incognitae où croupissent les nouveaux barbares (une jeunesse pauvre et en très grand nombre). Une ligne de démarcation nord-sud, que Rufin nomme le limes sépare l’empire et les terrae incognitae, le centre et la périphérie, la sur- et la sous-humanité. «L’idéologie du limes est une morale de l’inégalité», constate-t-il crûment et lucidement.
C’est bien cet imaginaire-là qui hante la société française confrontée à sa propre progéniture. Cette frontière entre les uns et les autres se reflète dans le Rapport Rufin sur le racisme et l’antisémitisme probablement parce qu’elle est profondément inscrite dans les structures mentales et l’inconscient collectif. Ainsi il devient évident que les banlieues correspondent aux fameuses terrae incognitae, ces zones de dissidence, de non-droit et de non-citoyenneté où grouillent la «racaille» et les voyous.
Ce n’est pas le mythe rousseauiste du «bon sauvage» mais la mystique des nouveaux barbares que la République diffuse depuis ses zones suburbaines. Cette périphérie humaine et urbaine fonctionne comme le réceptacle des peurs et phobies de la société dominante : la violence et la délinquance chronique d’une jeunesse en déshérence, la religion dangereuse et ses adeptes fanatiques, la polygamie africaine et sa reproduction frénétique, les coutumes archaïques, le teint, le bruit, les odeurs de cette humanité-là...
Si l’universalisme a de tout temps été la marque de fabrique de la République, force est de constater que le différentialisme s’est largement déployé en intra-muros. Le plaidoyer actuel pour la discrimination positive, défendu non sans cohérence par une partie des décideurs économiques et politiques, est la reconnaissance de cet état de fait. Et l’alternative est la suivante; soit il faut changer la société, en travaillant sur ses mentalités profondes pour la hisser à nouveau à ses universaux de liberté, d’égalité et de fraternité, soit la situation économique, politique et sociale actuelle est entérinée et il faut logiquement réviser l’universalisme laïc et promouvoir une discrimination positive qui défende la diversité mais au prix de l’abandon de l’idéal égalitaire. L’heure du choix a sonné. Il n’y aura pas de solution d’entre-deux sans enfoncer la République dans une schizophrénie identitaire et un dysfonctionnement récurrent.
*1 Cf. Jean-Christophe Rufin, Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, Rapport au ministre de l’Intérieur, ministère de l’Intérieur, de la Sécurité intérieure et des Libertés locales, Paris, 2004.
* 2 Cf. Jean-Christophe Rufin, L’Empire et les Nouveaux Barbares. Paris, Jean-Claude Lattès, 1992.