Benzekri : Globalement les difficultés relevaient d’abord de l’amplitude de la période couverte par le mandat de l’IER, la plus longue qu’une commission de la vérité ait eu à traiter. Nous avions à travailler sur 43 ans de l’histoire immédiate du Maroc, marquée par des crises de violence politique de nature variée, et qui ont impliqué de nombreux acteurs étatiques, et parfois non étatiques. Il a fallu aussi surmonter l’absence d’une documentation fiable et de recherches académiques rigoureuse sur certains épisodes de l’histoire du temps présent au Maroc. Une autre difficulté était liée à la confusion qui entourait le débat sur les violations graves des droits de l’Homme. Ainsi, la qualification de « disparus », couvrait en fait plusieurs catégories de victimes, qui ne correspondaient pas nécessairement à la définition internationalement établie de cette violation. Comme le montre le rapport final, des victimes qui étaient par exemple décédées durant les émeutes urbaines, suite à un usage disproportionné de la force, étaient jusque là assimilées à des disparus.
Pour surmonter ces difficultés, il nous a fallu faire un état des lieux de la documentation disponible sur les violations, tant au niveau national qu’international, mettre en place des programmes de collecte systématique de témoignages, d’enquêtes de terrain, d’auditions de témoins et d’acteurs politiques, d’anciens fonctionnaires, de visites de constat dans les anciens lieux de détention et de séquestration, …
J’estime que la première raison de satisfaction est l’adhésion de victimes des violations à la démarche de l’IER, qui s’est manifestée de diverses manières, dont la plus emblématique a été leur participation et le suivi des auditions publiques. Au-delà, et c’est aussi un grand motif de satisfaction, il faut relever les dynamiques sociales et politiques induites et amplifiées par le travail de l’IER : l’ensemble de la société marocaine a mené et mène encore aujourd’hui un débat citoyen et pluraliste sur son passé mais aussi tourné vers son avenir.
Sézame : [bDans les objectifs que s’est donné l’IER, ce qui a abouti et pourquoi ?]bBenzekri : Comme la résolution du Conseil consultatif des droits de l’Homme qui a proposé la création de l’IER le stipulait déjà, et comme l’a confirmé le discours royal et l’ont explicité nos statuts, nous avions trois objectifs principaux : établir la nature et l’ampleur des violations intervenues au Maroc, concevoir et mettre en œuvre des programmes de réparation des victimes et enfin élaborer des recommandations à même de garantir la non répétition des violations
Pour le premier volet, nous considérons qu’un progrès significatif a été enregistré, entre janvier 2004 et novembre 2005, quant au degré d’établissement de la vérité sur les graves atteintes aux droits de l’Homme qu’a connu le Maroc. Les investigations de l’IER ont permis d’élucider 742 cas, comprenant des victimes de la disparition forcée au sens strict du terme, mais aussi des victimes de l’usage disproportionné de la force, des victimes décédées en cours de détention arbitraire ou de disparition , … et nous avons estimé que soixante-six (66) autres cas de victimes rassemblent les éléments constitutifs de la disparition forcée et considère que l’Etat a l’obligation de poursuivre les investigations entamées par ses soins, afin d’élucider leur sort .
Sur le plan de la réparation, l’IER a non seulement poursuivi le travail de l’ancienne Instance indépendante d’arbitrage qui avait indemnisé en son temps plus de quatre mille victimes, mais elle a amplifié et diversifié les modalités de la réparation. Elle aura ainsi répondu positivement aux demandes de 9779 victimes, sur un total de 16 861 demandes reçues, élaboré plusieurs recommandations en matière de réhabilitation médicale et psychologique et conçu, en lien avec les pouvoirs publics et les associations locales des droits humains et de développement, de nombreux programmes de réparation communautaire, en faveur de régions touchées directement ou indirectement par les violations. Il faut souligner au passage que deux caractéristiques de l’approche marocaine en matière de réparation ont été justement la prise en compte de la dimension collective et citoyenne de la réparation et la dimension genre. Nous avons en effet pris en compte les souffrances particulières des femmes, tant au niveau des violations qu’au niveau des séquelles.
Quant aux recommandations, que je ne peux énumérer dans leur totalité, elles concernent des réformes d’ordre constitutionnel, juridique et institutionnel visant à la consolidations des garanties constitutionnelles des droits de l’Homme (notamment en inscrivant le principe de primauté du droit international sur le droit interne), la mise en place d’une stratégie nationale de lutte contre l’impunité impliquant l’ensemble des acteurs de la vie publique, dont les appareils de sécurité et enfin le renforcement de l’indépendance de la justice.
Sézame : Les incompréhensions avec l’extérieur (société civile, victimes, ONG…) se sont situées à quel niveau ?
Benzekri : De notre point de vue, l’essentiel réside ailleurs. En réalité, le pays a connu, grâce au travail de l’IER, une amplification d’un processus à l’œuvre depuis longtemps, au minimum depuis le début des années quatre-vingt-dix, un processus complexe et graduel de réforme, qui passe par la lecture du passé, la discussion, -et pourquoi pas la polémique-, publiques sur ce passé, l’apprentissage de la part de tous les acteurs, pouvoirs publics comme opposition, de la confrontation pacifique et plurielle sur les questions essentielles du vivre ensemble. En réalité, nous connaissons un passage de la mémoire vers l’histoire, des mémoires individuelles et/ou régionales, souvent occultées et tues, parfois conflictuelles, vers une conscience historique partagée, et cela ne peut se passer du jour au lendemain, ni se décréter. Ce que vous appelez les incompréhensions, marginales au demeurant, ne sont que des manifestations de ces transformations à l’œuvre, parfois à l’insu de certains acteurs.
Sézame : Est ce qu’on peut considérer que l’IER a été pour les victimes, une tribune pour exorciser leur passé ou les événements dramatiques qu’ils ont subi ? En l’absence des bourreaux, l’exercice a –t-il abouti d’après vous?
Benzekri : Pour nous, les auditions publiques devaient être des moments forts de vérité, de restitution des mémoires douloureuses, et devaient mettre en scène un lieu permettent aux anciennes victimes de clore symboliquement leurs traumatismes. Ces auditions devaient leur donner la possibilité de s’adresser directement à l’ensemble de la société, à partir d’un espace public de parole et de délibération citoyennes, avec la participation de l’Etat, qui reconnaissait ainsi ces victimes comme personnes et comme citoyens. Pour nous y préparer, nous avons étudié les expériences internationales dans ce domaine, et nous avons, de manière délibérée, décidé de mettre la parole de la victime au centre du processus, en veillant à ce que lors des deux premières auditions, les 21 et 22 décembre 2004 à Rabat, toutes les générations et tous les grands moments historiques, ainsi que différentes sensibilités politiques soient représentées. Ensuite, nous avons aussi décidé de manière tout aussi volontaire d’aller vers le Maroc « profond », dans le Rif, le Moyen-Atlas, Errachidia, Marrakech, Figuig, …
Nous savons que la population a suivi les retransmissions à la télévision, et plus encore à la radio, qui est beaucoup plus proche des gens. Les médias publics et privés ont, en plus des retransmissions, organisé en collaboration avec l’IER, des programmes de discussion et ont souvent fait suivre la diffusion des auditions de débats. Dans les villages, après chaque audition, la population se réunissait, redécouvrait les personnes qui venaient de témoigner, décortiquait les contextes.
Les auditions thématiques, retransmises elles aussi à la télévision, ont prolongé les débats sur la transition démocratique, la violence politique, l’éducation et la culture des droits de l’homme, les reformes économiques…C’est cet ensemble que avons considéré comme fondamental et de ce point de vue l’exercice a abouti : les témoins, sollicités pour donner leur témoignage, ont volontairement adhéré à cette démarche, permettant, à travers eux, à des milliers de personnes, et au-delà à tout le pays, de se « retrouver » dans leur paroles, leurs mots, dits dans leur langue et avec leur subjectivité.
Sézame : Les conclusions a retenir d’après-vous du rapport de votre commission ? Leur application doit-elle se faire graduellement ?
Benzekri : Il y a dans le rapport final des dizaines de recommandations. Il revient aujourd’hui à l’ensemble des acteurs, et en premier lieu au gouvernement et aux partis politiques, mais aussi aux associations, aux collectivités territoriales, aux intellectuels, de s’en emparer et d’en débattre.
De ce point de vue, la décision royale de publier le rapport, intervenue moins de vingt jours après sa réception, est un signal fort, d’appel à cette délibération publique et de soutien à la démarche.
C’est donc à ces acteurs de discuter et de décider sur le contenu technique des réformes proposées, des priorités à établir, de la programmation à mettre en place. Nous avons suggéré la mise en place d’un organe de suivi au niveau du pouvoir exécutif et d’un autre organe au niveau du CCDH, qui pourront, chacun selon ses prérogatives, coordonner, dynamiser et éventuellement relancer tel ou tel chantier.
Quant aux mesures et recommandations en matière de réparation, tant individuelle que communautaire, il s’agit de les mettre en place sans attendre et nous savons que nous pouvons compter sur l’engagement du gouvernement sur ce terrain. D’ailleurs, certaines mesures ont déjà commencé à être mises en œuvre, comme, à titre d’exemples, l’évacuation de la caserne de Tazmamart ou le relogement des familles de policiers qui étaient sur le site de Derb Moulay Chérif.
Sézame : Vous préconisez le renforcement du principe de la séparation des pouvoirs et l’interdiction constitutionnelle de toute immixtion de l’Exécutif dans l’organisation et le fonctionnement du pouvoir judiciaire. Quelles modalités d’application voyez-vous dans ce sens ?
Benzekri : Outre l’édiction constitutionnelle de ces deux principes, nous suggérons de stipuler aussi dans la Constitution, le principe de la présomption d’innocence de tout accusé et la garantie de son droit à un procès équitable. Mais une des modalités principales, sinon la principale, dans ce domaine est la recommandation concernant le renforcement des garanties constitutionnelles relatives à l’indépendance du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), en faisant en sorte que son statut soit fixé par une loi organique en vertu de laquelle sa composition et sa mission seront révisées de façon à garantir en son sein une représentativité significative de la société civile. Nous suggérons aussi de doter le CSM de l’autonomie du point de vue humain et financier, en lui accordant de larges prérogatives en matière d’organisation et de régulation de la profession, de sa déontologie, d’évaluation du travail des magistrats et des mesures disciplinaires à leur encontre, et en lui conférant la mission d’élaborer un rapport annuel sur la marche de la justice.
Sézame : L’instance préconise la mise en place de réformes juridiques, de la sécurité, de l’éducation et de la formation permanente. Sur quoi faut-il insister au niveau de l’éducation
Benzekri : L’objectif principal doit être de ce point de vue la promotion des droits de l’Homme, l’éducation à la citoyenneté et au respect de la règle de droit, dimensions complémentaires les unes par rapport aux autres, et qui devraient impliquer l’ensemble des acteurs, publics et privés. L’IER a ainsi appelé dans ses recommandations à la mise en place d’un plan national intégré et à long terme, sur la base des consultations nationales en cours à l’initiative du Conseil Consultatif des Droits de l’Homme concernant le plan national de l’éducation aux droits de l’Homme et leur promotion. Mais elle a aussi recommandé par exemple d’accorder aux fonctionnaires publics, aux auxiliaires d’autorité et aux agents qui exécutent les ordres de leurs supérieurs le devoir de notifier toute information qui prouverait la survenue d’un acte ou d’une tentative de commettre les crimes précités, quelle que soit la qualité de l’autorité qui en donne l’ordre. Comme elle suggère l’élaboration et la diffusion continue de guides et de supports didactiques en vue de sensibiliser les différents responsables et les agents de sécurité aux principes de bonne gouvernance au niveau sécuritaire et de respect des droits de l’Homme.
IER entre raison et maturité
Considérant que la période couverte par le mandat de l’IER est la plus longue qu’une commission de la vérité ait eu à traiter (43 ans), que les crises de violence politique qui ont occasionné des violations graves des droits de l’homme sont de nature très variée et ont impliqué de nombreux acteurs étatiques, et parfois non étatiques, et l’absence d’une documentation fiable et de travaux académiques sur certains épisodes de l’histoire du temps présent au Maroc, le travail de l’IER en matière d’établissement de la vérité a pris plusieurs formes.
L’IER a adopté une méthodologie de travail en deux phases parallèles :
▪ Les enquêtes de terrain.
▪ La recherche documentaire et l’examen des archives.
Des difficultés ont entravé la recherche de la vérité, parmi lesquelles, figurent notamment la fragilité de certains témoignages oraux auxquels l’Instance a remédié par le recours à des sources écrites, l’état déplorable de certains fonds d’archives nationales quand elles existent, la coopération inégale des appareils de sécurité, l’imprécision de certains témoignages d’anciens responsables et le refus d’autres de contribuer à l’effort d’établissement de la vérité.
L’IER a ouvert, instruit et pris des décisions concernant 16 861 dossiers individuels sur la base des demandes reçues.
Ces décisions concernent des victimes des violations suivantes :
- disparition forcée,
- détention arbitraire suivie ou non de procès, ou suivie d’une exécution capitale,
- décès, blessures et détention arbitraire durant les émeutes urbaines
- exil forcé
- violences sexuelles